LA LÉGENDE DE RHONAMAN ET FEALLIORA
Les légendes sont telles qu’on leur accorde un grand crédit, comme l’enfant attend la suite du conte de fées et de lutins avant de s’endormir. Mais on peut aussi admettre qu’elles sont le récit romanesque d’événements empreints de banalité et de sordide. C’est le lot des troubadours et des conteurs de magnifier la réalité et personne n’y trouve rien à redire. Pourtant, ce qui arriva à Pragueloup, huit cents ans auparavant, a marqué la mémoire des habitants d’Inflibel, tant et si bien que chacun croit en la véracité de ces péripéties, les mythes recouvrant souvent une forme de vérité. Les légendes courant sur le vieux château sont si anciennes qu'elles semblent remonter à la nuit des temps, surmontant ainsi le voile d'ignorance par lequel le pays de Sabayara est couvert depuis la fin de la bataille des mille ans. De père en fils et de mère en fille, on conte depuis toujours la triste et mystérieuse histoire du château de Pragueloup. Aujourd'hui le nom de la forêt du loup n'est qu'un diminutif de Pragueloup. Naguère, ces bêtes abondaient dans la forêt et chacun jugea utile de raccourcir le nom de ce bois craint de tous.
La légende de Pragueloup relatait l'histoire d'une jeune fille fort ravissante qui se morfondait dans sa forteresse, dans l'attente d'être mariée. On lui avait certes présenté de nombreux prétendants, mais aucun ne parvenait à atteindre le secret de son cœur, de telle sorte qu’à l’âge de vingt et un ans, la belle était encore pucelle.
Pourtant, il advint que cette fille du nom de Fealliora tomba amoureuse. Elle rencontra, lors d'une soirée donnée par son père en son honneur, un flamboyant chevalier, prénommé Rhonaman qui promptement lui déclara sa amour. A la fin de la soirée, il demanda au père de cette jeune fille de lui permettre de revenir au château afin qu‘il la courtise selon son rang. Le jeune et beau chevalier désirait plaire à Fealliora autant qu'à sa noble famille et la demander en mariage. Mais à cette annonce, le duc qui n'était pourtant pas un mauvais bougre, malgré un fort penchant pour les beuveries, devint fou furieux et de son épée, il trancha proprement la gorge de Rhonaman. Puis aussi rapidement qu'il avait accédé à la folie, il s'évanouit sur le parquet. On aurait pu chercher quelque malignité ou quelque cause à cette subite folie, mais il n'y en avait point, le sort se contentant de pointer son doigt sur l'endroit le moins attendu dans les interstices de la vie.
Sa fille, qui avait assisté à la scène, s’évanouit à son tour et elle ne reprit connaissance que quelques jours après, sous les yeux embués et repentis de son père. On lui affirma que tout avait été tenté pour ramener le jeune homme à la vie, même de porter le corps à Xelehrûn, mais rien n'y fit. Furieuse de la mort de son prétendant, elle décida par tous les moyens de le faire revenir à la vie, afin qu'il venge son honneur. Elle fit alors appel à une vieille sorcière qui vivait dans la forêt de Pragueloup, non loin de la grande forêt d'Ulmarane dans laquelle habite le gardien de la Guilde des thaumaturges, mais plus au nord. Celle-ci lui administra d'abord des poudres et des onguents pour la calmer, mais le courroux de Fealliora était tel que sa détermination n'en fut pas entachée.
La sorcière affirma alors qu'elle connaissait une personne assez forte pour aider son prétendant à revenir parmi les hommes. Mais pour cela, il fallait pénétrer dans la caverne sans fin qui commençait là où le pays d'Inflibel et la grande forêt d’Ulmarane se terminent, c'est à dire sur les falaises des terres hautes de Sollur. Là-bas, disait la vieille, un être d'un pouvoir infini pourrait certainement l'aider. La légende raconte que lorsqu'elle cita son nom, le ciel s'assombrit brusquement et un orage d'une violence rare s'abattit sur le pays. Après plusieurs jours d'hésitation, Fealliora se décida enfin à passer de l'autre bord et à rejoindre l'être de ténèbres. La magicienne la prévint qu'en échange de son vœu, elle devrait lui offrir son hymen. Malgré tout ce qu'elle allait perdre, Fealliora n'hésita pas un instant et se déclara prête à affronter la créature de la caverne de Sollur.
Pour la protéger, la sorcière lui offrit une amulette, sertie d'or et de vermeil, et coulée dans un métal inconnu, forgé par les elfes-nains aujourd‘hui disparus. La jeune fille s’enfuit donc, une nuit sans lune, du château de Pragueloup. Son chemin fut long et hasardeux car elle ne connaissait point la grande forêt d’Ulmarane, alors peuplée de loups, ainsi que les marécages trois fois maudits d’Ongdost. Pourtant, par un mystère aujourd’hui oublié, elle atteignit la gigantesque falaise de Sollur et réussit à traverser le gouffre bouillonnant de magma qui la séparait de la caverne. Puis, Fealliora s'enfonça dans la grotte sans fin et ce qu'il se relate sur la suite de la légende manque de clarté. De l'être des ténèbres, on ne sait que peu de choses car son nom est interdit.